Digital Dark Age par Milad Doueihi

TRIBUNE

Nous avons profité du passage à Paris du professeur québécois Milad Doueihi pour l’interroger. Titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques, il est spécialiste mondial des questions liées au numérique, historien des religions et professeur au Département des littératures de l’Université Laval. Il a beaucoup écrit sur la thématique de nos répliques. Notamment au travers de son ouvrage La grande conversion numérique où il consacre un chapitre à l’archivage du futur.

Vous avez abordé récemment le statut de l’oubli à l’ère du numérique. Vous pouvez nous dévoiler votre pensée ?

Ce qui est frappant, c’est que le numérique est ancré dans la culture de l’information. Dans ce cadre, il n’y a aucun moyen de penser l’oubli en dehors de la faille technique. Or sans l’oubli, l’humain ne peut pas fonctionner. On a une spécificité dans l’usage de notre mémoire : on peut oublier une information puis revenir dessus quelque temps après. Dans la structure informatique, ce n’est pas le cas : on ne peut pas faire machine arrière. Le statut de la mémoire est en grande mutation car on est en train d’avancer vers un modèle imposé par la technologie.

Quelles sont les conséquences de cette mutation ?

Elle induit une survalorisation de l’archivage des données. Avant le numérique, c’est ce qui a survécu qui est devenu le patrimoine. Avec le numérique, on ne peut pas opérer une telle stratégie. On est obligé de choisir ce que l’on doit archiver et maintenir. Il y a une inversion des perspectives qui se met en place. Pourtant, il est très difficile de décider ce qui est important ou non. Il y a tellement d’exemples dans l’histoire ! Des choses qui étaient cruciales et qui sont devenues mineures, et d’autres marginales qui sont devenues déterminantes après des interprétations tardives. Le choix devient de plus en plus difficile. Il faut créer un dialogue social autour du thème : « comment gérer notre mémoire pour la préserver ? ».

En attendant ce débat public, avons-nous une stratégie de stockage cohérente ?

Très récemment, nous avions l’illusion de pouvoir tout stocker. Nous avons découvert peu après que ce n’était pas possible. Aujourd’hui, il nous faut choisir. L’exemple évident, c’est l’archivage du Web français. C’est tellement compliqué pour la BNF de décider du bon périmètre. On arrive dans des univers hybrides où les archives ne sont plus seulement personnelles ou institutionnelles. On doit réinventer des stratégies qui sont plus appropriées aux contraintes et à la réalité de la culture numérique. Depuis 2006, nous sommes entrés dans la phase du web social. Les internautes créent des sortes de biographies qui sont partagées. Avant, elles étaient uniquement dans l’espace intime. Ces plateformes de contenu sont devenues tellement imposantes que l’on a perdu le contrôle sur les données photos, vidéos, textes…

À qui appartiennent ces données ?

La majorité appartient à des entreprises privées. Or ces firmes peuvent disparaître : cela s’est déjà produit dans l’ère numérique récente. Les données peuvent sombrer avec. Elles sont aussi souvent exploitées commercialement. On présuppose une intention avec la trace archivée. Mais, je ne suis pas convaincu par l’absolutisme des promesses liées aux modèles statistiques. Il faut regarder comment ils sont construits. On peut en outre basculer vers un modèle prescriptif au lieu de rester dans la prévision. Google, par exemple, se mute en moteur de recommandation. Il n’est plus exclusivement un moteur de recherche. Ce qui est embêtant, c’est que cela modifie le modèle de pertinence.

Un modèle qui repose en partie sur une encyclopédie numérique unique ?

Wikipedia que j’admire depuis le début, n’est pas tout à fait une encyclopédie unique car elle existe en plusieurs langues. En comparant les fiches d’un idiome à l’autre, on voit beaucoup de différences. Mais deux problèmes se posent à mes yeux : la rédaction se fonde sur un modèle de l’objectivité hérité du XIXe siècle. Wikipedia proclame aussi qu’elle ne fait que refléter l’état du savoir aujourd’hui. On sait très bien que ce n’est jamais le cas. Le renvoi du moteur de recherche lui donne un statut privilégié. Il faut repenser dès lors la responsabilité liée au modèle participatif. Ce modèle qui consiste à qualifier un article grâce à ses renvois, n’est plus approprié. La métrique de la légitimité est modelée sur le modèle de l’article scientifique. Mais en réalité, cela ne suffit pas à garantir la chaîne du savoir et de sa production.

Quel est donc d’après vous le statut de la préservation de la mémoire numérique ?

Il y a toujours des moyens de préserver. Même les anciens ont réussi : avec le codex ou les inscriptions sur la pierre. Le numérique a ses propres capacités et ses propres fragilités. Mais pour la première fois, on est à une échelle globale avec la même technologie, les mêmes plateformes qui sont contrôlées par un très petit nombre. Avant la conservation était plus dispersée, il y avait des formes d’autonomie, des formes de localisme qui permettaient des variations. On voit la dynamique entre cette dimension globale et le retour du localisme. Dans l’antiquité, nous étions dans une ère de la rareté. Aujourd’hui, on est dans une ère de la surabondance, mais avec une rareté de plateformes.

Pour aller plus loin : Milad Doueihi, titulaire de la Chaire de recherche sur les cultures numériques

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