ManiFeste-2013 » Pinochet-Thatcher http://manifeste2013.ircam.fr festival 29 mai - 30 juin Fri, 26 Sep 2014 11:41:32 +0000 fr-FR hourly 1 http://wordpress.org/?v=4.1 Aliados de Sebastian Rivas au Théâtre de Gennevilliers http://manifeste2013.ircam.fr/text/aliados-de-sebastian-rivas-au-theatre-de-gennevilliers/ http://manifeste2013.ircam.fr/text/aliados-de-sebastian-rivas-au-theatre-de-gennevilliers/#comments Thu, 20 Jun 2013 13:54:01 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=text&p=2623 Aliados (Alliés), du 14 au 19 juin 2013 à 20h30, Théâtre de Gennevilliers]]> La création de l’opéra de Sebastian Rivas se déroulait dans une salle de Gennevilliers joliment comble. Une énième adaptation d’un classique littéraire ? Pas du tout, la rencontre (réelle en 1999) de deux personnages politiques controversés de la fin du XXe siècle : Augusto Pinochet et Margaret Thatcher. Autant le dire tout de suite, le pari est magnifiquement réussi.

On songe bien évidemment au Nixon in China de John Adams qui recréait la visite du président Nixon dans la Chine communiste de 1972. La gageure est ici plus risquée car les deux personnages d’Aliados (Alliés) ne bénéficient pas du même capital de sympathie que les époux balourds Nixon. La première réussite du spectacle tient dans l’incarnation extraordinaire de Lionel Peintre (regard de militaire, orgueil inquiétant, ce baryton est une star de cinéma !) et de Nora Petrocenko (présence physique rayonnante, absences mentales de Thatcher saisissantes).


Aliados (Alliés) de Sebastian Rivas. Extrait par Ircam

La rencontre a vraiment eu lieu, disions-nous : en 1999, Margaret Thatcher rendait visite au dictateur assigné à résidence pour réaffirmer sa gratitude lors de la guerre des Malouines en 1982. Le livret d’Esteban Buch mêle avec talent le quotidien – chacun des personnages est suivi d’un aide de camp pour le premier (Thill Mantero, belle voix claire) et d’une nurse pour la seconde (Mélanie Boisvert), et le versant politique (l’époustouflante apparition d’un matelot disparu joué par Richard Dubelski).

Certes, le spectacle n’est pas sans scories : la belle mise en scène d’Antoine Gindt, aux gestes fluides, est sacrifiée au profit de la réalisation vidéo de Philippe Béziat et l’œuvre est plutôt statique. Mais c’est précisément le sujet d’Aliados : sous-titré « opéra du temps réel », l’opéra permet véritablement d’entrer dans la tête de deux personnages politiques, qui choisissent l’oubli plutôt que de se rappeler leurs crimes. Cette impression d’être dans la caisse résonante de Pinochet et Thatcher est renforcée par la présence virtuose de l’électronique sous toutes ses formes, grondante, réverbérante qui agit comme une extension de la partie vocale et instrumentale. De même, le léger décalage (quelques dixièmes de secondes ?) apporté entre les paroles des chanteurs et leur renvoi sur grand écran induit un trouble onirique à l’ensemble. Tout contribue à créer une expérience vivante mais menacée toujours de disparition.

C’est finalement la musique de Sebastian Rivas qui réunit le lien entre tous ces éléments hétérogènes. Participant pleinement de l’esthétique du son saturé, elle combine une délicatesse instrumentale rock à une électronique qui cependant jamais ne tombe dans l’illustratif ou l’ambient. Certains passages sont très savoureux (les cloches tubulaires pour représenter la Dame de Fer, le tango infernal des dictateurs) et la musique, tout en gardant sa charge satirique, se hisse à la hauteur nécessaire aux crimes qu’elle raconte.

Magistralement interprété par l’Ensemble Multilatérale dirigé par Léo Warynski, Aliados est un magnifique cauchemar qui vous hante.

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Aliados (Alliés) http://manifeste2013.ircam.fr/event/aliados-allies/ http://manifeste2013.ircam.fr/event/aliados-allies/#comments Fri, 14 Jun 2013 20:30:00 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/event/aliados-allies/ Un opéra du temps réel

Création. Spectacle en anglais et espagnol surtitré en français

« Aussi vous avez amené la démocratie au Chili. »
Lady Thatcher invitée par le sénateur Augusto Pinochet pour un teatime cordial à Londres, en 1999, ne tarit pas d’éloge sur celui qui devra bientôt répondre de ses crimes devant un tribunal. À l’instar du Nixon in China de John Adams, l’opéra Aliados s’inspire de l’histoire politique, en l’occurrence la guerre des Malouines qui vit en 1982 l’alliance improbable de la Dame de fer, championne du libéralisme, et du général chilien en pleine guerre froide.

pinochet-thatcherAugusto Pinochet et Margaret Thatcher en 1990. © Jones, L.R.C., Sipa

La mémoire défaillante de deux vieillards retirés du pouvoir, l’archive révélatrice, l’histoire collective, sont au centre du projet de Sebastian Rivas et Esteban Buch, deux Argentins remontant un événement décisif pour leur génération et leur identité. Sur la scène théâtrale conçue par Antoine Gindt, la frappe du réel surgit au travers de la manipulation visuelle et de la stylisation du chant. Un opéra du temps réel au sens plein, temps historique et temps de l’informatique.

Distribution

Musique Sebastian Rivas, commande d’État | Livret Esteban Buch | Mise en scène Antoine Gindt | Réalisation live Philippe Béziat | Direction musicale Léo Warynski

Collaboration artistique et assistante à la mise en scène Élodie Brémaud | Scénographie Élise Capdenat | Lumière Daniel Lévy | Costumes Fanny Brouste | Réalisation informatique musicale Ircam Robin Meier

Nora Petrocenko Lady Margaret Thatcher
Lionel Peintre Général Augusto Pinochet
Mélanie Boisvert L’infirmière
Thill Mantero L’aide de camp
Richard Dubelski Le Conscrit

Ensemble Multilatérale | Antoine Maisonhaute violon | Kobe Van Cauwenberghe guitare électrique | Benoît Savin clarinette basse | Mathieu Adam trombone | Lise Baudouin piano | Hélène Colombotti percussions

Coproduction T&M-Paris, Ircam-Centre Pompidou, Réseau Varèse. Avec le soutien du Fonds de création lyrique/SACD, du Théâtre de Gennevilliers/CDNCC, du Festival Musica (Strasbourg) et du Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines/Scène nationale.

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Aliados de Sebastian Rivas http://manifeste2013.ircam.fr/video/aliados-de-sebastian-rivas/ http://manifeste2013.ircam.fr/video/aliados-de-sebastian-rivas/#comments Mon, 10 Jun 2013 09:34:01 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=video&p=2382 La mémoire défaillante de deux vieillards retirés du pouvoir -Augusto Pinochet et Margaret Thatcher-, l’archive révélatrice, l’histoire collective, sont au centre du projet de Sebastian Rivas et Esteban Buch, deux Argentins remontant un événement décisif pour leur génération et leur identité.
Dans le cadre de ManiFeste-2013 : Aliados (Alliés)
Vendredi 14 | Samedi 15 | Lundi 17 | Mardi 18 | Mercredi 19 juin, Théâtre de Gennevilliers
Entretien réalisé par Jérémie Szpirglas le 18 février 2013
© Ircam, 2013

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« L’eau du noir Léthé » (Théophile Gautier) http://manifeste2013.ircam.fr/text/leau-du-noir-lethe-theophile-gautier/ http://manifeste2013.ircam.fr/text/leau-du-noir-lethe-theophile-gautier/#comments Sat, 04 May 2013 13:39:23 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=text&p=2036 Aliados (Alliés), l’opéra multimédia de Sebastian Rivas, sur un livret d'Esteban Buch.]]> BruegelPieter Bruegel I (1562) : Margot la folle (Dulle Griet)

La mort de Margaret Thatcher ravive, pour un temps du moins, le souvenir quelque peu rouillé de la Dame de fer. Pour certains, cette Margot la folle, droite dans son armure et l’épée à la main à l’instar du personnage central du célèbre tableau de Pieter Breughel l’Ancien, a semé la destruction (des services publics, des syndicats), la guerre (des Malouines) et la mort (de Bobby Sands et des autres neuf grévistes de la faim irlandais, de plus de 900 soldats argentins et britanniques). Pour d’autres, c’était une grande personnalité politique à l’égal d’un Winston Churchill : elle a sauvé le pays (dixit David Cameron) et surtout les marchés financiers, et permis le développement de la classe moyenne et son accès à la propriété.

Quant à Augusto Pinochet, autre leader charismatique et absolu dont on ne compte plus les victimes (« génocide, tortures, terrorisme international et enlèvements » selon les chefs d’accusation du mandat international à son égard), son souvenir – pour ceux qui le portent encore dans leur cœur ou la marque dans leur chair – alterne entre vénération pour sa lutte contre le communisme (ce pourquoi Ronald Reagan, que Thatcher qualifiait de « second homme le plus important de sa vie », l’admirait) et répugnance pour ses innombrables crimes, sans compter ses fraudes fiscales. Mort sans repentir (« Je ne compte pas demander pardon à qui que ce soit. Au contraire, ce sont aux autres de me demander pardon ») et sans autre punition qu’une assignation à résidence quelques jours avant son décès, son héritage très partagé est curieusement comparable à celui de Margaret Thatcher : bénéfique économiquement et atroce humainement.

Ces deux chantres d’un capitalisme dur se rencontrent dans Aliados (Alliés), l’opéra multimédia de Sebastian Rivas – fils d’exilé argentin – sur un livret d’Esteban Buch – né en Argentine -, qui sera créé en juin 2013 au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du festival ManiFeste-2013 de l’Ircam.

Les faits : on est en mars 1999. Thatcher rend visite à Pinochet qui est en résidence surveillée à Londres où il était venu se soigner, en attente d’une décision sur son extradition vers l’Espagne (il sera libéré en 2000 et pourra rentrer librement au Chili, où il avait quitté le pouvoir en 1990). Il est alors âgé de 83 ans. Thatcher, sa cadette de dix ans, avait démissionné quelques mois après lui. Cette visite, diffusée en direct à la télévision, a un sens éminemment politique et un sujet précis : l’ex premier ministre britannique vient remercier l’ex dictateur chilien d’avoir été son allié lors de la guerre des Malouines en 1982 et d’avoir « amené la démocratie au Chili ». Ils ne sont pas qu’alliés, voire complices, mais aussi de vieux amis : depuis que l’un et l’autre étaient redevenus de « simples citoyens », le général lui rendait visite chaque année à son domicile londonien et lui envoyait fleurs et chocolats à son arrivée en Angleterre.

© Michel Fingerhut, 2013

Aliados questionne le souvenir de la guerre des Malouines, qui aura fait plus de 900 victimes : au premier chef, celui qu’en ont les deux protagonistes principaux de l’opéra face à face dans ce huis clos. Ils sont particulièrement diminués : tous deux ont subi des attaques cérébrales, Pinochet est en fauteuil roulant (ce qui ne l’empêchera pas de se lever et d’aller saluer ses partisans une fois libéré et reparti au Chili), tandis que Thatcher commence à exhiber des signes de démence sénile.

Ils sont en conséquence chacun accompagné d’un assistant – une infirmière pour l’un, un officier pour l’autre – personnages inventés chargés de surveiller leurs moindres gestes, de pallier leurs défaillances mentales et physiques (tel Spalanzani pour Olympia) face aux épreuves qui les attendent : le général doit passer une visite médicale qui devra déterminer s’il doit être extradé, et la dame de fer doit inaugurer sa statue en bronze. Mais au-delà de ce rôle d’assistant médical, ils symbolisent les conseillers occultes dont s’entourent des chefs d’État, et qui sont souvent la cheville ouvrière, voire les instigateurs, de leur politique.

Outre ces deux personnages et leurs ombres, il y a un cinquième acteur, si présent par son absence même tel un choreute dans les coulisses d’une tragédie grecque : c’est le conscrit, dont le corps transi de froid de chair à canon – corporalité invoquée dans la première et dernière réplique du livret – parle des tréfonds de la cale du Général Belgrano. C’est le navire de guerre argentin qu’un sous-marin nucléaire de la Royal Navy coule pendant la guerre des Malouines : 323 marins perdent ainsi la vie. Ironie de l’histoire : dans une vie précédente, ce croiseur faisait partie de la flotte de guerre américaine et avait pu échapper à l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en 1941. Ce conscrit qui disparaît ainsi avec ses camarades de la classe de 63 – année de naissance du librettiste – peut aussi représenter par sa mort « inutile » les dizaines de milliers de ses compatriotes éliminés par la junte argentine et par sa révolte la jeunesse de ces années-là, « tant en Amérique latine qu’en Angleterre, qui commence à subir les affres de cette révolution conservatrice » (Sebastian Rivas).

Dans leurs moments de lucidité respectifs, le « vieillard impotent » et la dame au « regard perdu dans le vide » ne cherchent qu’à justifier leurs actions, l’un pour « la liberté des Chiliens et l’unité nationale » tout en faisant preuve d’un « évitement mémoriel » destiné à convaincre les médecins de son incapacité à répondre de ses actes, et l’autre le torpillage de ce bateau « qui était un danger pour nos navires », formule qu’elle avait répétée inlassablement lors d’une interview télévisée. Leurs répliques sonnent creux : ils ne sont plus ce qu’ils étaient, ce sont eux les vraies ombres de l’opéra et les pantins dont leurs assistants tirent les ficelles : la perte de leur mémoire personnelle les a progressivement vidé de leur identité.

© Michel Fingerhut, 2013
C’est aussi la mémoire ou la connaissance que les spectateurs ont de cette guerre que l’opéra ne manquera pas d’interroger, et, au-delà, de poser la question de la nature même d’un événement historique et du sens qu’on lui accorde selon sa propre sensibilité, et donc celle de la construction de l’histoire, de son identité, en quelque sorte.
Je serais curieux de savoir quel souvenir en ont les plus jeunes : lors d’une visite que j’avais effectuée dans un grand musée américain dans les années 1980, je me trouvais dans une salle à l’entrée de laquelle il était indiqué « Post-war paintings ». Deux jeunes gens s’en approchent. L’un d’eux demande à l’autre en anglais : « De quelle guerre s’agit-il à ton avis ? ». L’autre hésite un moment et répond : « C’est sans doute la guerre du Vietnam ». Et c’était avant l’invention du Web puis celle de Google et enfin des objets techniques qui encouragent le réflexe plus que la réflexion, qui ont curieusement raccourci la mémoire collective et individuelle, et, par conséquent, affecté la conscience historique (et donc la culture qui s’y inscrit).

© Michel Fingerhut, 2013
Mais c’est aussi une autre mémoire, associative, que suscite cette œuvre, et donc principalement personnelle, celle d’autres œuvres avec lesquelles elle résonne dans l’esprit du spectateur.
En lisant le livret, je n’ai pu m’empêcher de penser au roman (fort critiquable à bien des égards, autant sur la forme que sur le fond) de George Steiner Le Transport de A.H., dans lequel il décrit un autre face-à-face, fictif celui-ci, d’un personnage bien réel, un vieillard, avec ses actes et avec l’Histoire : il s’agit de Hitler qui s’était réfugié après la guerre dans la forêt amazonienne. Rattrapé par un petit groupe d’agents secrets quasiment aussi âgés que lui, il « se souvient à peine de ce qu’il était », il faut le rappeler à lui-même (comme pour Thatcher dans Aliados) ; dans son discours, il renverse le sens de ses actes et inverse le rôle de coupable et de victime (à l’instar de Pinochet dans l’opéra), se prenant quasiment pour un Juif. Là où ces deux textes diffèrent essentiellement, c’est sur leur positionnement politique, voire moral : comme le remarquait l’historien Jacques Le Goff lors de l’émission Apostrophes en 1981 où Steiner présentait son roman, on ne peut qu’être « très gêné par la fascination face à Hitler que George Steiner vient d’exprimer », fascination qu’il n’a d’ailleurs eu de cesse d’éprouver pour la force et le mal absolus et leur manifestation dans de tels plumes que le maurrassien et royaliste Pierre Boutang ou les antisémites et collaborationnistes Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet. Aliados est sans aucune ambiguïté du côté des victimes.

Lors de la présentation de l’opéra en devenir à l’Ircam, le compositeur a évoqué quelques références musicales qui lui sont personnelles, notamment en ce qui concerne le rôle du conscrit, qui se manifestent dans sa partition : L’Histoire du Soldat de Stravinski, autant pour son propre argument – le conscrit fait écho au soldat – que pour son instrumentation particulière – violon, contrebasse, basson, cornet à pistons, trombone, clarinette et percussions pour la version de 1917, et piano, clarinette et violon pour celle de 1919 (dans Aliados, chaque personnage est associé à un instrument : le conscrit à la guitare électrique, Pinochet au trombone, Thatcher à la clarinette, le piano et le violon à l’aide de camp et à l’infirmière) ; Pagliacci de Leoncavallo, la conclusion du conscrit évoquant le « La comédie est finie » (pour ma part, son « Théâtre du rien » rappelle plutôt Fin de partie de Beckett : « Moments for nothing, now as always, time was never and time is over, reckoning closed and story ended. ») ; le Punk Rock et aussi l’album London Calling du groupe The Clash (plus tardif et utilisant largement la fusion de genres), qui expriment la révolte de la jeunesse de l’époque Thatcher à l’encontre du conservatisme ambiant.

On n’a pu entendre que quelques exemples sonores de la partition elle-même, assortis d’explications sur certains des principes technologiques et des outils informatiques qui ont été utilisés pour la réalisation sonore dans des processus de dégradation – fragmentation – reconstitution – création : par exemple, comment l’analyse de l’intonation des voix (réelles) de Pinochet et de Thatcher a permis de composer les parties vocales, mais aussi l’instrumentation évoquant de façon saisissante ces voix. On ne peut s’empêcher de se rappeler d’un procédé similaire utilisé par Steve Reich dans l’opéra multimédia The Cave (1990-1993), où l’instrumentation suit de très près des enregistrements de textes parlés, qui sont d’abord diffusés tels quels, puis fragmentés et reproduits en boucle de telle façon que quand bien même le texte ne fait plus sens, la « musique de la voix » est toujours là. Ici, cette démarche va plus loin – la technique aidant – puisqu’elle permet de générer des discours qui n’ont jamais été prononcés en réalité.

Enfin, cette intéressante présentation a eu lieu le même jour que la première française d’un autre opéra, Quartett de Luca Francesconi sur le texte de Heiner Müller, issu lui aussi des studios de l’Ircam. Autre coïncidence : il s’agit là aussi d’un face-à-face en huis clos de deux monstres vieillissants, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, en prise avec leur propre histoire, avec leur corporalité, avec leur identité. Cette problématique est-elle dans l’air du temps, celui de l’emprise croissante de la technique sur l’homme, de l’externalisation de sa mémoire dans des dispositifs nébuleux (le « cloud ») et du développement des robots humanoïdes qui, s’ils ne nous inquiètent pas encore, ne peuvent que nous questionner sur notre propre identité et sur nos rapports à notre histoire personnelle, à l’Histoire et aux autres ? Si on a eu quelques réserves sur l’interprétation – notamment vocale – la partition nous a ravi.

© Michel Fingerhut, 2013
Entendre parler d’une œuvre musicale ne permet pas plus de se l’imaginer que la lecture du menu d’un repas d’en prévoir le goût réel. Mais la mise en bouche d’Aliados nous a donné l’envie de voir et d’entendre le résultat final.

© Michel Fingerhut, 2013

De gauche à droite : Antoine Gindt (mise en scène), Sebastian Rivas (musique), Robin Meier (réalisation informatique musicale), Frank Madlener (directeur de l’Ircam).

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Sebastian Rivas : Aliados http://manifeste2013.ircam.fr/video/sebastian-rivas-aliados/ http://manifeste2013.ircam.fr/video/sebastian-rivas-aliados/#comments Wed, 17 Apr 2013 09:41:23 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=video&p=2082 Un opéra du temps réel.
Dans le cadre du ManiFeste-2013 : Aliados (Alliés)
Vendredi 14 | Samedi 15 | Lundi 17 | Mardi 18 | Mercredi 19 juin, Théâtre de Gennevilliers
Entretien réalisé par Frank Madlener le 4 avril 2013.
Série Sur le vif © Ircam, 2013

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Sebastian Rivas http://manifeste2013.ircam.fr/artist/sebastian-rivas/ http://manifeste2013.ircam.fr/artist/sebastian-rivas/#comments Tue, 16 Apr 2013 08:16:04 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=artist&p=848 Aliados, 14-19 juin]]> D’origine franco-argentine, Sebastian Rivas (né en 1975) se consacre tout d’abord au jazz et au rock puis entreprend des études universitaires en composition et en direction d’orchestre à Buenos Aires. En 1997, il s’installe en France pour étudier avec Sergio Ortega puis Ivan Fedele. Il participe à plusieurs stages et master-classes à l’Ircam, au Centre Acanthes, chez Ictus et à la Fondation Royaumont, avec des compositeurs comme Klaus Huber, Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey, Michael Jarrell et François Paris.

Sebastián RivasSebastián Rivas

En 2004, il participe au Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam lorsque Philippe Leroux en est le compositeur associé. Depuis, il s’est engagé dans divers projets de création et de recherche sur le geste instrumental en particulier et sur les rapports entre geste, mouvement et son, par le traitement électronique. La place du sens et du corps dans la musique, le dialogue avec d’autres disciplines et les rapports entre structure et liberté, sont au centre de ses préoccupations artistiques. Il collabore ainsi avec la danse, le cinéma et le théâtre.

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À propos d’Aliados et de sa création scénique http://manifeste2013.ircam.fr/text/a-propos-daliados-et-de-sa-creation-scenique/ http://manifeste2013.ircam.fr/text/a-propos-daliados-et-de-sa-creation-scenique/#comments Tue, 09 Apr 2013 12:09:06 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=text&p=853 Aliados.]]> La mémoire est un des grands enjeux contemporains. La mémoire collective vis-à-vis d’événements récents, comme la mémoire individuelle – questionnée quotidiennement depuis la révélation sociale de la maladie d’Alzheimer et des maladies liées aux dégénérescences neurologiques – posent des questions extraordinairement sensibles : manipulation, interprétation, oubli volontaire ou involontaire, archives et technologies de conservation, corruption, destruction, approximation…

Le projet de Sébastián Rivas et Esteban Buch est passionnant en ce sens qu’autour d’un fait divers en marge de la grande histoire, il met en branle l’ensemble des paramètres politiques et humains d’une période bien peu lointaine, pourtant déjà un peu oubliée, et qui peut être assimilée à de nombreux moments de l’histoire courante, autant qu’à notre actualité.

rivas-gindtSebastian Rivas & Antoine Gindt © Philippe Stirnweiss

À partir de la relation d’une brève « rencontre de courtoisie », deux des principaux protagonistes de l’histoire politique et idéologique des années quatre-vingt sont confrontés à la fois à leur mémoire défaillante et aux faits avérés tels qu’ils ont été relatés et commentés, tels que nous les redécouvrons aujourd’hui avec le recul. Cette distorsion crée la tension nécessaire à un argument dramatique fort, relayé par les moyens musicaux, scéniques et technologiques, qui font eux-mêmes appel à une interprétation.

La dictature chilienne, le thatchérisme, la guerre des Malouines, sont dans le contexte de guerre froide et de partition du monde d’il y a trente ans, la trame de fond de Aliados. De cette hyper-réalité, de cette confrontation entre le spectacle, forcément décalé, plus léger et enjoué, et le documentaire doit naître une réflexion plus large sur notre position de témoin ou d’acteur de l’histoire en marche.

Pour mettre en scène ce spectacle, j’ai proposé à Philippe Béziat, réalisateur, d’y être étroitement associé. Quels meilleurs moyens en effet, pour signifier le « temps réel », que ceux de la captation audiovisuelle ? Ils permettent une virtuosité, une souplesse, l’intégration d’images d’archives aussi bien que la capture des situations théâtrales.

Notre objectif est donc de mêler intimement et simultanément la scène et son prolongement filmé, de manière à rendre sensible cette zone ambiguë de la mémoire, entre réalité et fiction. De créer, grâce à ces moyens, un objet hybride à chercher entre théâtre chanté et cinéma.

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Antoine Gindt http://manifeste2013.ircam.fr/artist/antoine-gindt/ http://manifeste2013.ircam.fr/artist/antoine-gindt/#comments Mon, 08 Apr 2013 10:29:08 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=artist&p=2009 Metteur en scène et producteur, il dirige T&M-Paris depuis 1997, après avoir été codirecteur de l’Atem avec Georges Aperghis (Théâtre Nanterre-Amandiers, 1992-1997). Il a commandé et produit de nombreux opéras et spectacles musicaux (Aperghis, Bianchi, Dillon, Donatoni, Dubelski, Dusapin, Goebbels, Lorenzo, Pesson, Sarhan…) ou contribué à des premières en France (Dusapin, Goebbels, Mitterer, Sciarrino…).

En 2011, il met en scène Ring Saga (L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, version de Jonathan Dove et Graham Vick), spectacle en trois journées créé à la Casa da Música à Porto. Il a également mis en scène Pas Si de Stefano Gervasoni (2008), Kafka-Fragmente de György Kurtág (2007), The Rake’s Progress d’Igor Stravinski (2007, 2009), Consequenza, un hommage à Luciano Berio (2006), Medea de Pascal Dusapin (2005) et Richter, un opéra documentaire de chambre de Mario Lorenzo (2003), spectacles qui ont été joués en France, en Europe et en Argentine. Auteur de nombreux articles sur les musiques d’aujourd’hui, il a dirigé un ouvrage collectif sur Georges Aperghis (Le corps musical, éditions Actes Sud, 1990).

Il est par ailleurs membre fondateur puis président du Réseau Varèse depuis 2002 et conseiller à la programmation au Festival Musica de Strasbourg depuis 2006. En 2009, il dirige l’Atelier Opéra en Création du Festival d’Aix-en-Provence, et en 2012, il enseigne à l’Académie Chigiana à Sienne avec le compositeur Giorgio Battistelli.

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Aliados, opéra, politique et montage http://manifeste2013.ircam.fr/text/aliados-opera-politique-et-montage/ http://manifeste2013.ircam.fr/text/aliados-opera-politique-et-montage/#comments Sun, 07 Apr 2013 13:38:20 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=text&p=915 Aliados, un "opéra du temps réel", aborde sans détour les rapports de l’opéra avec l’histoire et la politique.]]> Entretien avec Esteban Buch

Vous caractérisez Aliados comme un « opéra du temps réel ». Il y a intrusion sur une scène d’opéra de l’histoire, de faits historiques, du documentaire et de l’archive. En vous lançant dans ce projet, aviez-vous des modèles ou des anti-modèles artistiques ?

Par la formule « opéra du temps réel », nous jouons sur le temps réel d’un point de vue musical, dont on connaît l’importance dans le monde technologique, et le temps réel d’un point de vue politique. Il y a une dizaine d’années, quand j’ai écrit le livret de Richter de Mario Lorenzo, j’avais parlé d’opéra documentaire de chambre. De Richter à l’opéra du temps réel Aliados, il y a une continuité, je me situe dans le même sillage. Pour les deux, la trace du document reste le point de départ.

Quant aux modèles, je pense bien sûr à Nixon in China de John Adams qui est le plus récent et qui m’a intéressé pour de nombreuses raisons évidentes, notamment la rencontre entre deux figures historiques. Plus généralement, il existe une trace mineure, très marginale dans l’opéra du XXe siècle, d’œuvres qui ont pris non seulement des sujets d’actualité comme thème, mais aussi des sujets à forte charge politique, à partir de traces documentaires. L’opéra radiophonique de Kurt Weil et Bertolt Brecht sur Lindbergh, Der Lindberghflug, où l’on trouve traces du discours du pionnier de l’aviation et également des références au rôle joué par les médias dans son exploit médiatico-technologico-sportif. L’autre exemple historique, c’est Intolleranza 1960 de Luigi Nono, où la date même s’inscrit dans le titre. Le livret de cet opéra est travaillé à partir de propos issus de multiples sources. Sa mise en scène d’origine projetait des documents, par exemple des photographies. Ce sont ces trois modèles-là que j’ai mobilisés pour Aliados.

L’une des différences avec Intolleranza 1960, c’est l’écart temporel entre l’époque représentée par Aliados et le temps présent, celui de la création de votre œuvre. La rencontre entre la Dame de fer et le vieux dictateur se déroule en 1999, la référence à la guerre des Malouines remonte à 1982. Donc, vous créez une double distance historique. Et pourquoi avez-vous saisi cet événement singulier ?

Augusto Pinochet-Margaret ThatcherAugusto Pinochet-Margaret Thatcher en 1990 © photographie JONES, L.R.C, SIPA

C’est vrai, il y a un écart. En même temps je continue à avoir le sentiment que cette histoire vit avec nous. Thatcher est encore vivante. Son héritage sera placé sur le devant de la scène dès qu’elle disparaîtra. Même pour Pinochet, l’histoire n’est pas terminée, en termes de mémoire historique. Pinochet est mort, mais le Chili reste en prise avec son héritage. Il en va de même pour la guerre des Malouines. C’est un événement qui a plus de trente ans aujourd’hui, mais qui reste en Argentine un sujet d’actualité. Il reste des revendications autour des îles, même si on essaye de se démarquer de la guerre et de la dictature. Ce sujet a encore sa place dans l’espace public. Nixon in China est écrit en 1985 et la visite de Nixon en Chine se déroulait en 1972. Il y avait là aussi un écart, contrairement à Brecht et Weil qui travaillaient leur opéra sur le vif du présent, deux ans après la traversée de Lindbergh.

Pourquoi cet événement-là dans Aliados ? Autant pour des raisons dramaturgiques que biographiques. Dramaturgiquement, car j’ai toujours été attiré par les huis clos. Entre ces deux vieillards plus ou moins impotents, plus ou moins immobiles, c’en est un qui produit une scène plutôt beckettienne. J’étais aussi très intéressé par le fait qu’il y avait une dimension comique dans l’abjection de cette rencontre, un côté totalement dérisoire et misérable. Deux vieillards qui ont eu un destin historique se retrouvent l’un comme l’autre, à la fin de leur vie, dans une situation d’échec. Chassé du pouvoir, bientôt sur le banc des accusés, Pinochet a perdu son pari historique. Pour Thatcher, c’est différent, même si son héritage a été en grande partie liquidé.

Quant à la dimension biographique, elle est très simple. La guerre des Malouines est l’expérience de ma génération d’Argentins. Je suis né en 1963, la même année que les conscrits qui se sont retrouvés embarqués dans cette guerre. Au travers de Thatcher, de Pinochet, de la guerre des Malouines, j’ai fait un retour sur mon histoire, et sur l’histoire de ma génération.

L’archive est un point de départ. Il y a des archives abondantes sur les deux protagonistes principaux. Quel peut être le statut de l’archive sur une scène ?

Je pense à deux niveaux. Dans mon livret abondent des allusions concrètes à ces documents qui sont visibles. Personnellement, j’ai toujours été sensible à l’esthétique du document en tant que tel. J’éprouve un intérêt esthétique pour les vieux papiers, les vieilles photos, etc. C’est pourquoi j’avais suggéré, si on avait les droits de les montrer, d’utiliser les papiers de ce que la CIA avait écrit sur Pinochet, avec leur force esthétique particulière. Cela peut aussi s’appliquer aux documents sonores. Nous avons un intérêt pour la vraie voix de Pinochet ou de Thatcher.

À un autre niveau, mes sources documentaires nourrissant le texte sont aussi des archives. Pour les propos tenus par Thatcher et Pinochet en scène, j’utilise ce que l’on trouve réellement dans leurs discours. Tout ce qui relève d’un propos politico-historique est repris de discours réels : des parties, des passages, des extraits, des moments. Sans être scrupuleusement fidèle, car il y a un jeu de la composition qui est de ma responsabilité. Mais, pour chaque propos, je peux renvoyer au discours dont il est extrait. À un moment, Thatcher s’emporte en disant « les dictateurs, on va les combattre ». C’est un propos qu’elle a vraiment tenu. Imaginez la tension produite par cette phrase prononcée en présence d’un dictateur par excellence. Je ne voulais pas rendre plus charitable l’image de Thatcher, mais suggérer qu’elle avait des discours changeant en fonction des contextes.

En revanche, les discours des deux autres personnages de fiction, l’intendant et l’infirmière, relèvent d’une autre logique : celle de l’allégorie. Ces personnages sont des incarnations des États respectifs. Ce qu’ils disent, ce sont des choses que je leur fais dire, à ceci près que l’une des fonctions du personnage de l’aide de camp est de rappeler les accusations portées contre Pinochet. J’ai ici utilisé un extrait de l’acte d’accusation du juge Baltasar Garzón. Enfin, le cinquième personnage, le conscrit, est aussi un personnage de fiction, auquel je fais dire des choses dans lesquels des gens de ma génération pourraient tous se retrouver. Une fiction qui témoigne à la place de celui qui ne peut plus témoigner parce qu’il est mort.

Le collage, dans les arts visuels, a été utilisé par des œuvres fortement chargées politiquement. Une manière d’ancrer le sens artistique dans le réel ou de faire entrer le réel dans l’œuvre d’art. Ne fonctionnez-vous pas de manière similaire, en collant et en montant des images du réel. N’est-ce pas une forme de manipulation consciente ?

On ne peut pas produire un discours sur le réel sans composer avec le réel, dans ce sens où le réel est le matériel même à partir duquel on réagit. La « manipulation » est associée au fait de vouloir faire croire aux gens des choses dont on ne leur donne pas les raisons. Un homme politique serait manipulateur non pas quand il compose quelque chose, mais quand il cache ses véritables intentions. De ce point de vue, nous ne manipulons pas dans la mesure où nous ne cachons rien du tout. Mais nous nous inscrivons très clairement dans un discours polémique. Pour élargir la question, je pense qu’il y a toute une gamme d’opérations entre collage, montage, composition.

Collage ? Oui ! Dans la mesure où toute citation est un collage. J’aime et revendique une esthétique du collage : ceux de John Heartfield contre les nazis, ceux de Max Ernst dans un but moins politique. C’est certainement un moyen parmi les plus puissants et les plus originaux que le XXe siècle ait produit, dans le domaine des arts visuels ou du champ radiophonique, et cela inclut également la musique concrète dans sa version historique.

À côté du collage stricto sensu, il y a des gestes qui relèvent plus du montage. Dans la tradition cinématographique, le montage n’est pas un travail avec des échantillons du réel, mais un travail à partir de ce que le réalisateur a décidé de produire comme image. Le montage peut exposer le caractère composé de cette opération comme une ressource esthétique dont le but est de marquer la distance par rapport au premier degré de ce qui est représenté. En ce sens-là, il y a bien du montage.

Cette question nous renvoie à des questions d’histoire de la musique. Adorno opérait une distinction nette entre Stravinsky qui, pour lui, était dans le mécanique, et Schönberg qui aurait été dans l’organique. Cette réflexion dichotomique appartient à une époque où l’on pensait que l’opposition organicisme/mécanique fonctionnait. De nos jours, on est revenu de cette idée. Toute composition même dans la tradition organiciste, même dans la tradition beethovenienne, relève du même type de mise en série d’éléments que le montage le plus saccadé ou le plus déconstruit.

Il peut toutefois y avoir un montage apparent et un montage camouflé qui gomme finalement l’élément hétérogène. Plus les éléments sont hétérogènes, plus l’acte du montage doit être très fort pour créer une continuité. On peut soit gommer le montage, soit l’exhiber comme opération. Un faux naturel ou un constructivisme pleinement assumé.

Je suis d’accord avec ça, avec toutefois une nuance. Les esthétiques qui « exhibent » le geste du monteur, qui « exposent » l’artifice, ne renoncent pas à l’idéal de la cohérence, à l’idéal d’un sens, d’une signification, qui s’en dégagera. Même le geste qui consiste à exhiber les ficelles dans la tradition brechtienne est destiné à produire à l’arrivée un effet intégré, cohérent, global sur le spectateur. De ce point de vue, peu d’œuvres assument jusqu’au bout le fait d’être complètement hétérogènes, faites de bric et de broc, sans création de lien. Très peu assument l’hétérogénéité radicale de leur composition.

Ne peut-on pas dire que l’Histoire elle-même est le montage d’une écriture, la composition d’une intrigue historique, même avec toute la rigueur de l’historien ?

Les historiens ont mis quelque génération à le reconnaître. Mais, aujourd’hui, aucun historien ne contestera la mise en intrigue, ni que cette mise en intrigue relève de la subjectivité et de la responsabilité, sur le plan moral, de l’historien lui-même. Il n’y a pas d’histoire sans faire de l’histoire au sens de fabriquer des récits. Et la question de la dimension esthétique de la pratique de l’écriture de l’histoire ou des sciences sociales prend alors toute son importance. C’est d’ailleurs une chose qui rapproche mon expérience d’historien de la musique et mon expérience d’écrivain, de librettiste.

Il y a eu toute une polémique associée à la figure de Hayden White qui, à un moment dit post-moderne, était allé tellement loin dans la manière de souligner le côté rhétorique des gestes de l’historien que l’on tombait sur l’écueil du révisionnisme et du négationnisme. Les historiens ont répondu à cela de différente manière, par exemple par le paradigme de la trace chez Ginzburg, ou encore par un travail très détaillé sur la figure et sur le statut du témoignage. Cette question du témoin est du reste très présente dans Aliados. Le tiers assiste à une scène, et de ce point de vue, la caméra est positionnée pour l’espace public dans la figure du témoin. La question des médias et médiateurs d’une situation de témoignages partagés intervient dans Aliados.

Pour réaliser vos intentions dramaturgiques, avez-vous imaginé à un moment vous diriger vers le théâtre plutôt que vers l’opéra ? Qu’apporte finalement l’opéra à votre situation théâtrale ?

Je peux très bien imaginer des formes hybrides de tous calibres entre l’opéra intégralement chanté et le théâtre intégralement parlé. Autrement dit, s’il y avait des propositions pour faire parler certains moments du texte au lieu de les faire chanter, ça pourrait tout à fait me convenir. D’ailleurs l’écriture de Sébastián Rivas à certains niveaux est parfois plus proche de la parole parlée que du chant lyrique. Je ne pense pas avoir écrit un texte pour qu’il soit tout le temps chanté, et seulement chanté. J’ai laissé au compositeur le choix d’agir sur cette question.

Il y a un deuxième aspect à prendre en considération : les temporalités de l’opéra font que les livrets sont souvent trop longs, trop bavards, parce qu’on mesure mal à quel point l’extension du temps musical dilate tout texte de manière vertigineuse. Et si je regarde les versions successives du livret, je constate son rétrécissement constant. Le temps de la scène est devenu le temps d’un opéra contemporain, avec tout ce que ça suppose d’indétermination générique. Imaginez maintenant une pièce de théâtre à partir de six pages de livret : au bout de dix minutes ce serait terminé.

Il y a une troisième raison pour adopter l’opéra, c’est que j’aime beaucoup cet art. Il y a beaucoup de situations, à commencer par la rencontre Pinochet-Thatcher, qui seraient impensables sans chant. C’est clairement un duo d’amour au sens lyrique traditionnel avec tous les clichés que l’on peut imaginer derrière. C’est une évocation du répertoire de l’opéra tout à fait affichée. Une autre ressource proprement liée à l’opéra : le catalogue des crimes, par exemple, fonctionne comme un clin d’œil au catalogue de Don Giovanni. Il ne s’agit pas de jouer simplement de la référence monstrueuse inversée : le type de temps impliqué dans le catalogue de Don Giovanni est proprement musical et ne fonctionnerait pas au théâtre. Certains passages du texte n’avaient de sens que par rapport à cet écho d’une pratique opératique.

Avoir choisi l’opéra, n’est-ce pas aussi une manière d’éviter deux pièges ? Le premier serait ce qui appartient au genre du biopics à laquelle on assiste aujourd’hui. Raconter des histoires politiques, les histoires des acteurs politiques, avec le risque d’une réécriture esthétisante et émotionnelle de l’histoire. Le second piège serait de tomber dans quelque chose de trop pédagogique. Avec le risque de vouloir absolument dire aux gens ce qu’il faut penser.

Je vois bien ces deux risques. Pour les biopics, par exemple, j’ai été amené à voir le film sur Thatcher avec Meryl Streep. Ça n’avait pas grand intérêt, un film très complaisant. Dans Aliados, on est dans une situation un peu différente car on s’est focalisé sur cinquante minutes de la vie de Thatcher, avec l’écho de son rôle en 1982. Des opéras biopics ont déjà été tentés. Qu’est-ce que ça donne ? Il faudrait se plonger dans le répertoire pour voir si la forme « histoire d’une vie » peut correspondre à quelque chose dans l’opéra. Mais c’est très éloigné de notre projet. Et la musique est l’un des moyens qui permettent d’échapper radicalement à cette forme du biopic.

Pour ce qui est de l’aspect didactique, que dire ? Quand on se lance dans cet opéra, avec le sujet qu’on a choisi, ce n’est certainement pas pour inviter les gens à admirer Pinochet ou Thatcher. Maintenant, mon intention n’est pas non plus d’inciter les gens à changer d’avis sur Thatcher ou Pinochet. J’assume complètement un message politique, engagé, qui est assez clair. L’opéra, c’est une manière de mettre en forme la dimension du message en espérant susciter autre chose que la simple affirmation « on est contre ces monstres-là, etc. », quelque chose de plus mystérieux et personnel.

Pourquoi y a-t-il si peu d’opéras politiques et tant d’opéras mythologico-poétiques, évacuant tout ancrage trop historique ?

Historiquement le genre opéra a évité les sujets d’actualité pour plusieurs raisons. D’une part, parce que la mythologie était la source d’une culture classique qui servait de clé d’interprétation, pour l’élite qui la maîtrisait, du monde réel par voies d’allégories ou de métaphores. La culture des élites au XVIIIe et surtout au XIXe siècle fonctionnait comme cela. Pour des raisons de censure on ne pouvait pas parler directement de sujets politiques. On ne parlait pas du roi, mais d’un roi lointain qui, dans un pays inconnu, avait commis des choses ressemblant à certains faits de l’époque contemporaine. Don Carlos évoque la situation politique contemporaine de Verdi à travers une histoire qui se déroule à l’époque de l’Inquisition, trois siècles plus tôt. Les spectateurs comprenaient, mais ils étaient obligés d’opérer un transfert. L’opéra au XXe siècle, pour des raisons d’inertie et pour légitimer un répertoire complexe du point de vue musical, est souvent resté sur ce registre-là. Ce fait est comme inscrit dans la dynamique interne au genre. Il y a un demi-tabou, ou du moins une sorte de méfiance face à l’idée même de faire des sujets qui touchent à l’actualité. Ces dernières décennies, il y a une petite évolution, un besoin peut-être, et l’impulsion vient des États-Unis avec par exemple John Adams ou Steve Reich.

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Philippe Béziat http://manifeste2013.ircam.fr/artist/philippe-beziat/ http://manifeste2013.ircam.fr/artist/philippe-beziat/#comments Sat, 06 Apr 2013 10:22:33 +0000 http://manifeste2013.ircam.fr/?post_type=artist&p=2006 Philippe Béziat a réalisé de nombreux films documentaires tels que Passions d’opéra – 60 ans d’art lyrique à Aix-en-Provence (2008, 55′ pour l’Ina, Arte et France 2), De mémoire d’orchestre avec l’Orchestre National de France (2004, 2 x 43′ pour Arte), Mozart, Ligeti et Le Banquet (2001, 52′ pour Mezzo). Son travail documentaire lui a permis de travailler avec le chef et claveciniste italien Rinaldo Alessandrini, pour les Gloria de Vivaldi (2010, 43′ pour Arte), Rinaldo Alessandrini enregistre les Concertos Brandebourgeois (2005, 43′ pour naïve, Mezzo et Classica) et, tout récemment Les Quatre Saisons d’Antoine (2012, 35′, France 3) coréalisé avec gordon. Avec le concours de Marc Minkowski, il a réalisé Les musiciens du Louvre – Paroles d’orchestre (2003, 52′ pour France 2), Marc Minkowski répète La Belle Hélène (2000, 26′ pour Mezzo), Pour Sainte-Cécile (2009, 88′ pour Arte), Berlioz à Versailles (2011, 90’, pour Arte) et le documentaire-opéra Pelléas et Mélisande, le chant des aveugles dans une mise en scène d’Olivier Py, sorti en salle en mars 2009.

Lors de l’édition 2007 du Verbier Festival, Philippe Béziat réalise la diffusion en direct sur le web de 11 concerts. Il a par ailleurs fait les captations de La pietra del paragone, de Gioacchino Rossini, mise en scène de G.B.Corsetti et Pierrick Sorin (dont le DVD a reçu le Diapason d’Or), Des Ring des Nibelungen, de Richard Wagner et Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy, tous deux dans des productions de Robert Wilson, Tourbillons de Georges Aperghis et Olivier Cadiot, Ta Bouche de Maurice Yvain et Docteur Ox de Jacques Offenbach par la compagnie Les Brigands, Les Contes d’Hoffmann mis en scène par Olivier Py et dernièrement Caligula de Nicolas Le Riche et Guillaume Gallienne ainsi que Ring Saga, version de l’Anneau du Nibelung de Richard Wagner mise en scène par Antoine Gindt.

Philippe Béziat a également réalisé plusieurs courts-métrages de fiction. En février 2012 est sorti en salle son film Noces relatant la relation entre Ramuz et Stravinsky autour de la création de la pièce éponyme. En octobre de la même année sort Traviata et nous, un documentaire-opéra sur le travail de mise en scène conduit par Jean-François Sivadier, dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence 2011, avec Natalie Dessay ainsi que Louis Langrée à la tête du London Symphony Orchestra, présenté notamment au 50e Festival du Film de New York.

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