The Art of Systems

THE INTERVIEWS FROM THE L'ÉTINCELLE

Interview with Raymond Bellour

Votre livre, La querelle des dispositifs, analyse ce que l’on pourrait appeler le mélange des médiums dans l’art. Voit-on apparaître un nouveau spectateur, qui soit à la fois visiteur, lecteur, auditeur. Autrement dit, y a-t-il l’émergence d’un nouveau type de regard ou d’écoute ?

La multiplication des dispositifs artistiques et esthétiques pose ce problème de la nature de la personne qui vient pour les regarder. Ce contexte, on peut symboliquement le dater de la fin des années 1990, à partir des deux fameuses biennales de Venise d’Harald Szeemann (1999 et 2001) et de la Documenta de Catherine David (1997). Les installations prennent le pas sur la peinture et la sculpture au sein des grandes expositions. La multiplicité des situations est telle qu’il devient très difficile de définir cet être, le spectateur, le visiteur, le déambulateur. C’est un être protéiforme qui est soumis une fois à une image seule dans une boîte noire, ensuite à douze images ensembles en fond d’écran dans un espace ouvert, ensuite encore à deux écrans opposés dans un cube, etc. Chaque installation invente son propre dispositif, j’ai parlé de « théorisation flottante des degrés ». On passe par degrés d’une concentration maximale, qui peut sembler approcher celle qui se produit au cinéma, à une manière de percevoir une œuvre de façon beaucoup plus volatile. Comment qualifier par exemple cet être qui se balade dans une installation de Thomas Hirschhorn ? Certainement pas de spectateur. Il s’agit davantage d’un visiteur, d’un regardeur, éventuellement d’un contemplateur.

dispositifs3En présence d’un clown_Plan final_Film d’Ingmar Bergman © Capricci Films

Ce brouillage de la perception, des fonctions, ou encore des disciplines compromet-il la distinction un peu classique entre des arts qui imposent leur temporalité (musique, concert, théâtre…) et les arts auxquels le spectateur impose sa temporalité ?

J’ai le sentiment qu’elle persiste. Le cinéma est un art qui impose sa temporalité. Un film a un début, un milieu et une fin. Il a une trame narrative. Et il n’est reçu de façon satisfaisante que dans une situation qui permet une attention minimum, c’est-à-dire qui permette au spectateur de faire l’expérience de cette temporalité. Cette situation, c’est le dispositif de la salle de cinéma. On est spectateur dans une salle, au milieu d’un public. Si on sort, c’est parce que l’on n’aime pas le film, et ce n’est certainement pas pour revenir quelques minutes plus tard. Dans les autres expériences, dans les musées, dans les galeries, dans les festivals, c’est à une mise en espace de l’image-temps qu’on assiste. Quand j’aborde cette question de la querelle des dispositifs, mon argument est le suivant : je refuse la confusion faite entre le cinéma et l’image en mouvement. Toutes les images en mouvement ne sont pas du cinéma. Le cinéma reste un dispositif qualifié par un certain nombre de paramètres assez précis que l’on peut résumer ainsi : projection dans un temps défini, dans le noir, avec une attention minimum requise et une collectivité qui garantit un code de conduite perceptive.

Même les expériences multi-écrans (on pense à Abel Gance par exemple) n’ont pas changé la donne ?

J’adopte un point de vue volontairement puriste sur la salle de cinéma. Même le cinéma muet est une sorte d’installation : les sous-titres renvoient au livre, la musique en exécution extérieure renvoie au spectacle. Ce n’est qu’à partir du parlant qu’on obtient une homogénéisation de l’ensemble dans une projection unique. Toutes les tentatives passionnantes pour faire évoluer ce modèle d’Abel Gance, entreprises à la fin des années 1950 à cause de la télévision, ne modifient pas ce dispositif cinématographique. Encore une fois, ce que j’entends c’est distinguer l’image en mouvement et le cinéma. Je me refuse à appeler cinéma une image projetée de façon intermittente dans un espace ouvert dans une exposition, avec des gens qui passent devant, de tous les côtés. Ce n’est pas l’expérience du cinéma.

Quel serait alors le statut des films de cinéma, déplacés, projetés hors de leur dispositif original ? Perçoit-on encore la temporalité d’une œuvre dans le flot de l’exposition ?

D’une part, on « artistise » ces œuvres. D’autre part, on les détruit, du moins en partie, en tant qu’œuvres de cinéma. Je pense à deux exemples. Chantal Akerman, quand elle réalise D’Est, au bord de la fiction, construit de façon extrêmement intelligente trois espaces. Le premier est une salle de cinéma avec cinquante sièges. Ensuite, elle propose une transformation du film à travers des moniteurs en installation vidéo. Enfin, elle met en place une télévision avec un seul écran. La première salle où le film est projeté, est une salle où je n’ai vu personne rester à regarder l’intégralité du film. Car, venir dans un musée pour se plonger dans une sorte de pénombre à peine atténuée, avec des gens qui passent au milieu, pour voir un film qui demande une attention soutenue, c’est impossible.

dispositifs2

À l’autre extrême, on peut évoquer le cas absolument fou du film de Sokourov, Spiritual Voice, un film de cinq heures. Nous l’avons projeté au Jeu de Paume durant la semaine de Trafic, intégralement comme film de cinéma. Ce même film a été montré dans l’exposition Face à l’histoire, au Centre Pompidou, sur un moniteur à côté d’autres installations. Qui pouvait savoir que, dans ce film de cinq heures, il y a un prologue d’une heure, avec de la musique de Mozart, une image insensible qui disparaît progressivement pendant une heure, etc. Dans cette exposition, personne ne pouvait savoir ce qu’était ce film. C’est apparemment le même objet et le même titre, mais les deux choses n’ont plus rien à voir. Les rapports entre le cinéma et le musée sont complexes. D’un côté, des musées ont installés de vraies salles de cinéma : ils ont ainsi reproduit l’expérience du cinéma, quelle que soit la programmation. D’un autre côté, il y a toutes les projections de films dans le cadre d’expositions, qu’elles soient consacrées au cinéma, à un artiste ou à une époque. À ce moment-là, on se trouve face à quelque chose qui soumet le film à une expérience nouvelle, qui le modifie de façon tellement substantielle. Peut-on réellement projeter un film dans les mêmes conditions de lumière que le reste de l’exposition ? J’ai vu le film de Smithson, The Spiral Jetty, au MOMA en pleine lumière, avec des gens qui dansaient autour. Mais l’ai-je vraiment vu ? Car que peut-on voir d’un tel film, que peut-on en comprendre dans de telles conditions ?

Y a-t-il des expériences de films qui ont intégré l’utilisation des images en mouvement par l’art contemporain ? Ou mène-t-il sa vie de façon autonome ?

Le cinéma ne mène pas sa vie, seul. Il y a des gens qui ont constamment servi de passerelles entre le cinéma et l’art contemporain. C’est le cas d’Agnès Varda par exemple, qui se définit comme une jeune cinéaste devenue une vieille plasticienne. Depuis sept-huit ans, elle réalise une pluralité d’installations et, en 2008, réalise un film Les Plages d’Agnès dans lequel elle a réintroduit l’espace des installations, qui sont montrées et dont elle témoigne. Les choses se bouclent les unes sur les autres. Ce qui m’intéresse, c’est quand on a affaire à des actes où les dispositifs se dialectisent ou se distinguent. Pour White Epilepsy, Philippe Grandrieux décide de faire une prise de vue extrêmement particulière. Il veut obtenir une image verticale qui lui permet d’obtenir un gros plan d’une silhouette en entier, si l’on peut dire. Il bascule sa caméra de façon à obtenir une image verticale qui est projetée en tant que film sur un écran dont il n’occupe que la partie centrale. C’est une projection d’une heure à laquelle on assiste avec, certes, un format étrange, mais qui reste pleinement une expérience de cinéma. Mais il conçoit également une installation (qui sera bientôt exposée) où, cette fois, il y aura un écran spécifique qui aura le format de l’image et autour duquel on pourra tourner, et qui sera combiné avec d’autres écrans. Ce qui m’intéresse ce sont ces artistes, comme Grandrieux ou Snow, qui ont suffisamment le sens de la spécificité des expériences pour ne pas les confondre, mais pour les multiplier.

Trouvez-vous dans ces œuvres d’image en mouvement des accords singuliers entre ce qui est visuel et ce qui est sonore ? Des réussites du même ordre qu’au cinéma où les intrigues sonores et visuelles sont combinées ?

Il y a des expériences réellement fortes dans les installations d’art contemporain. Quand Bill Viola réalise Tiny death, qui est une salle carrée totalement noire dans laquelle vous entrez, où une silhouette d’être humain est projetée, et qui va progressivement exploser, être aspirée et disparaître dans une sorte de lumière totale, c’est une expérience visuelle très intense qui n’a rien à voir avec celle qu’un film de cinéma peut procurer. Il y a aussi un travail sur le son, car l’explosion est également sonore. C’est une image traumatique qui produit une réelle violence physique. La petite salle devient instantanément lumineuse. On passe du noir total à un trop plein de lumière. Ce type d’expérience, le cinéma n’est pas en mesure de le procurer. Et c’est une expérience complète, visuelle et sonore.

Ne trouve-t-on pas dans certaines installations des sollicitations à « interpréter », notamment par l’interactivité avec un spectateur qui va modifier l’œuvre et deviendrait son co-auteur ?

Oui je pense aux installations de Masaki Fujihata. Il travaille à partir d’un système de GPS et produit les images en 3D, en relief, qui viennent vers le spectateur au fur et à mesure de son déplacement à l’intérieur de la salle. Il y a là quelque chose qui n’aurait pas lieu sans le déplacement physique des spectateurs, sans l’accommodation visuelle qu’on modifie à chaque instant. On est effectivement dans un dispositif impossible pour le cinéma. Il ne pourrait que filmer cette chose-là, redoubler toute réalité pour en projeter une image plane.

Donc, cela suppose pour le spectateur de cinéma une passivité…

Il y a une passivité d’office. Si le spectateur bouge, il ne voit plus rien. C’est pour ça que j’ai pu qualifier le cinéma par comparaison avec l’hypnose, car il y a un dispositif qui contraint le spectateur à une attention, forcément en partie flottante, à une passivité physique, à une régulation imaginaire, à un travail de la mémoire qui n’a lieu de cette façon-là qu’au cinéma. L’important dans le cinéma, dans l’expérience du cinéma, c’est ce processus de mémoire et d’oubli. Dans un film, vu dans une salle de cinéma, on oublie au fur et à mesure qu’on regarde et on se remémore. Ce processus ne peut pas être le même dans une situation où on déambule.

Dans certaines pièces de théâtre, la présence de la vidéo est de plus en plus fréquente. N’est-on pas dans ce cas dans un mode d’expérience se rapprochant de l’expérience cinématographique ?

On peut penser à la mise en scène d’Humiliés et offensés de Castorf, au théâtre de Chaillot, ou le cube scénique était surplombé par un écran sur lequel on assistait à trois types de projections. D’une part, des projections de films de toutes sortes, de films documentaires pornos, etc. D’autre part, des prises de vue sur le développement de la ville de Berlin. Enfin, des renvois par régie vidéo du jeu qui s’effectuait sur scène et qui était projeté, recadré différemment, avec notamment des effets de gros plans. C’était assez fascinant. Et ce que j’ai personnellement vécu, c’est une sorte de double distraction. J’étais parfois plus intéressé par ce que je voyais sur l’écran que sur la scène. D’autre fois c’était l’inverse. Une expérience très ambiguë. Des expériences de ce type se développent de plus en plus. Mais du coup, je ressens plus, encore, la nécessité de la redéfinition théorique du cinéma comme dispositif propre, ne serait-ce que pour comprendre la multiplicité des variables qu’on peut construire à partir de sa dissémination.

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