L’Édito

Journal

Festival international et académie pluridisciplinaire, rendez-vous de la création et de l’émergence artistiques à Paris, ManiFeste-2013 replace la musique au centre des arts du temps (théâtre, danse, cinéma, arts numériques…). Pendant un mois, l’Ircam réunit dans un espace commun d’expression près de cent compositeurs, interprètes, metteurs en scène, acteurs, vidéastes, chorégraphes, danseurs ; tous protagonistes d’une intrigue temporelle intégrant la technologie. Au cœur du scénario du festival et du journal L’Étincelle, l’écriture scénique de Gisèle Vienne et de François Verret, l’opéra Aliados de Sebastian Rivas, un portrait de Yan Maresz, la traversée du compositeur et chef d’orchestre Heinz Holliger, la présence de la voix et de la percussion.

<i>En présence d'un clown</i>. Film d'Ingmar Bergman © Capricci Films.En présence d’un clown. Film d’Ingmar Bergman © Capricci Films.

ManiFeste-2013 guette l’irruption et le montage du réel dans le journal d’un artiste. Fortuit et nécessaire, anodin et historique, improvisé ou prémédité, ce journal s’écrit sur les plateaux du spectacle vivant : partition de l’excès et de la profondeur chez Gisèle Vienne, montage de tableaux vivants chez François Verret, journal d’une vie (Holliger-Hölderlin), torsion de l’archive et de la mémoire défaillante de deux alliés improbables, Lady Thatcher et le sénateur Pinochet dans l’opéra Aliados. L’art du montage pourra enfanter un état d’exception et quelques figures monstrueuses – tel anarchiste régicide convoqué par Mauro Lanza, l’icône vocale et la lutherie numérique pour Philippe Schœller. Le réel ? Un montage vraisemblable. La musique ? Une création continue de réel à l’état sauvage. L’opération fondatrice du montage agit au sein même d’une discipline ou à sa lisière, comme dans les programmes In Vivo Vidéo, In Vivo Danse, ou In Vivo Théâtre, supervisé par Heiner Goebbels. C’est précisément à la marge des mondes électroniques et instrumentaux que se déploie aujourd’hui la virtuosité singulière de Yan Maresz dont ManiFeste-2013 dessine le portrait de la maturité, œuvre par œuvre, page à page.

ManiFeste-2013 ouvre les colonnes de son propre journal aux artistes de l’avenir, à ceux qui embrassent tout à la fois l’histoire et la création car ils les pratiquent conjointement. Si le XXe siècle a pu être le règne de l’hyper-spécialisation et des marges immobiles (concevoir ou interpréter, intelligible ou sensible), un futur proche pourrait bouleverser ces cadastres établis – ce n’est pas le moindre effet de l’œuvre du numérique. Le musicien de l’avenir, interprète de lui-même et de toute la musique ? Ainsi Heinz Holliger, frère en composition de Schumann et de Bernd Alois Zimmermann, de Friedrich Hölderlin et de Robert Walser, proche des expériences aux limites de la folie, incarne-t-il une jonction singulière entre la mémoire et l’expérimentation, entre le poème, la musique et le corps. Au plus loin de l’irreprésentable et de l’indicible, car « il y a toujours un mot pour dire le pire » (Pierre Guyotat) : une écriture de la vie, l’éminence du réel.

Marges

La quinte à vide qui ouvre l’ultime chant du Winterreise de Schubert saisit l’image de l’asile d’Uppsala. En Présence d’un Clown d’Ingmar Bergman absorbe la multiplicité des arts dans l’unique médium du cinéma, à l’inverse de l’esthétique de la substitution ou de la performance si mal nommée, qui remplace un savoir-faire par une discipline non maîtrisée.

<i>En présence d'un clown</i>. Film d'Ingmar Bergman © Capricci Films.En présence d’un clown. Film d’Ingmar Bergman © Capricci Films.

Image en mouvement et tableau hollandais éclairé à la bougie, théâtre dramatique et burlesque, cinéma et télévision, écoute obsessive du lied : ces divers modes de représentation vont se succéder magistralement, accélérant les péripéties du film. Tout se joue dans le grand jour de la folie de Carl Akerblom, inventeur méconnu de la cinématographie vivante et parlante, qui projette une image sur un écran translucide. L’apparition du clown blanc, associée au vielleur de Schubert, n’est pas seulement l’indice de l’impondérable et de la mort, Rigor Mortis, son nom issu du Septième Sceau. C’est la marge et le blanc dans un texte qui s’interrompt, dans un médium qui se modifie, dans une vie qui bifurque et s’effectue.

Frank Madlener