Quelle métamorphose pour le spectacle vivant au XXIe siècle ?

LES ENTRETIENS DE L'ÉTINCELLE

Entretien avec Bruno Tackels

Frank Madlener. Travaillant à la lisière de la danse, du théâtre, des arts visuels et de la musique, intégrant la technologie, de nombreux artistes brouillent les marges strictes entre les disciplines. Certains de ces artistes rencontrent aujourd’hui l’Ircam, à l’instar de François Verret et Gisèle Vienne. Dans cet entretien, Bruno Tackels, philosophe, essayiste, dramaturge, observe et analyse les effets profonds et l’origine de ces « écritures de plateau ».

Bruno Tackels. Considérer la scène comme une page sur laquelle on écrit collectivement, ce serait l’une des caractéristiques de « l’écrivain de plateau ». L’écriture n’est plus affaire solitaire de l’écrivain, elle se réalise ici et maintenant mais il n’y a pas de méthode unique. Cette idée a pris forme de façon très visible dans les années quatre-vingt-dix et au cours de festivals emblématiques, comme lors d’Avignon 2005. L’autorité du metteur en scène « au service du texte » fut battue en brèche par la multiplicité des disciplines simultanément exposées, en particulier par la présence de la danse sur les scènes des théâtrales. Ce fut un véritable feu de forêt, avec des personnalités comme Pascal Rambert, Gisèle Vienne, Romeo Castelucci, Jan Lauwers, Pipo Delbono qui ont tous leur esthétique propre.

Mais le metteur en scène de répertoire a pu être le premier contestataire de la sacralité du texte. Thomas Ostermeier à Berlin en est l’exemple même : grand metteur en scène démiurge, il s’attaque aux mythes, à Shakespeare, Ibsen, quitte à réécrire les textes. Il opère un déplacement par l’écriture, il y a mutation et métamorphose. Perte du sens ? En réalité, « l’écrivain de plateau » ne conteste pas l’écriture mais plutôt l’antériorité du texte sur l’appareillage. Des écrivains se sont remis à penser que seule leur plume, leur regard, pouvait dire le réel. C’est un phénomène très européen qui remonte finalement à Tadeusz Kantor (« l’écriture au bord du plateau, à la lisière du plateau, la chambre de mon enfance ») ou, à 180 degrés, aux premières œuvres de Robert Wilson (Le regard du sourd, 1971, Einstein on the Beach, 1976). Robert Wilson a été détesté au début, en France, comme dandy new-yorkais, représentant le chic et l’argent dans une ère brechtienne, un artiste au service d’aucune idée, d’aucune signification, ne revendiquant qu’une seule chose, l’autonomie de l’art. Si une poutre lumineuse doit monter en dix-huit minutes dans Einstein, il faut que cet événement ait lieu, pour lui-même dans la partition de l’opéra. Si je songe à François Verret dans son propre parcours, je suis frappé par sa mise en scène du sonore : son rapport à la musique est toujours chorégraphique et singulier. Je pense à Jean-Pierre Drouet, percussionniste-acteur-improvisateur dont la présence est inoubliable, le plus beau danseur de Verret. L’écrivain de la scène Didier-Georges Gabily était fasciné par les danseurs de Verret ou de Mathilde Monnier. D’une certaine façon, il s’agissait de briser la dramaturgie aristotélicienne, ce serait un point commun entre toutes ces aventures, et la chorégraphie y a grandement contribué. Chez Gisèle Vienne, je vois une grande proximité à Kantor, en particulier dans le rapport entre l’animé et l’inerte, le mort et le vif. Pas des corps d’acteurs sur la scène, mais beaucoup d’ingrédients et des corps non extraordinaires, du monde déjà là. Les marionnettes seront plus vivantes que l’acteur, c’est un geste de ready-made, l’objet trouvé placé sur la scène, si important dans le champ des arts visuels.

FM. Ce mouvement qui a suspendu l’autorité et l’antériorité du mot ou du texte au théâtre, n’engage-t-il pas en réalité une autorité plus puissante, celle du metteur en scène, incubateur du tout ? La figure romantique de l’artiste total serait d’une certaine façon réactivée, et on voit ici la fascination pour le cinéma dans toutes les disciplines, seul art capable d’annexer viscéralement le réel. Par ailleurs, du côté de la performance qui a été vidée de sa force initiale de subversion, n’assistons-nous pas aux limites exactes d’une « esthétique de la substitution » : remplacer un savoir-faire par une discipline dont on ne maîtrise pas la temporalité ?

BT. Le devenir performatif de l’art dont on voit l’emprise, c’est remplacer une représentation du réel par une action du réel. Les performeurs se sont inquiétés de la trace et de la reproductibilité, ce qui est en effet contradictoire avec l’émergence initiale de la performance. Lorsque Rodrigo Garcia convoque par petite annonce une actrice qui accepte de se faire couper les cheveux chaque soir, il scandalise car il mêle performance et théâtre. Pour ma part, je ne m’intéresse pas qu’aux aventures émergentes ou à la résurgence de la performance mais aussi à ce qu’une figure comme Ariane Mnouchkine a pu entreprendre dans le champ multidisciplinaire. Après ses grands Shakespeare et Molière, il y a eu chez elle un événement correspondant sans doute à la bascule de la guerre en Bosnie. Pour être à la hauteur de ce qui se passe aujourd’hui, la tâche de l’artiste est de se mettre à écrire, ici et maintenant. Pour le coup les acteurs écrivent sur le plateau, et il ne faut pas oublier dans la compagnie, la présence continue d’Hélène Cixous, en écrivain qui accompagne. Il est frappant de pouvoir détecter ce mouvement contemporain dans une compagnie qui a plus de quarante ans, encore et toujours aux avant-postes ! Chaque chose est remise en jeu car il y a eu une réflexion sur l’organisation sociale du travail. Le système de Mnouchkine n’est pas celui d’un gourou, on l’a dit également de Vassiliev. Oui, il s’agit de personnes qui savent ce qu’elles veulent, dotées d’une conviction absolue et contagieuse. Mnouchkine a pu ainsi entraîner une collectivité très vaste. Elle parvient à réaliser un film qui échappe aux conditions du marché des films pour bénéficier des conditions du travail au théâtre : temps du tournage, démultiplication des hypothèses et des essais, discussion collective…

FM. Ne montrez-vous pas ici un modèle pour l’atelier d’artiste du XXIe siècle, cet atelier agençant une multitude de savoir-faire et de compétences complémentaires ? À l’image du bureau d’architecte d’une certaine façon, il y a une construction collective et signée. Tout repose sur une infrastructure et une organisation sociale pensée dans ses fonctionnalités pratiques.

BT. Mnouchkine a réussi à mettre l’appareillage technique au service de l’idée et du projet. Un modèle d’entrepreneur par son aspect pragmatique ? Je ne sais si elle appréciera ce terme « libéral » mais elle a en tout cas totalement conscience de ce que signifie le métier de l’acteur de cinéma qui est un acteur « monté » à l’inverse de l’acteur au théâtre. À ce propos, les écrits de Walter Benjamin en 1935 (« l’œuvre de l’art à l’époque de la reproduction technique ») restent une stimulation formidable lorsqu’il parle d’un tel acteur comme celui qui est sorti victorieux d’une série de tests. Si les gens vont le soir au cinéma, c’est parce qu’ils veulent voir Charlot prendre une revanche sur l’appareillage. Au cinéma, le réel est toujours un effet du montage : on voit plein d’éclats de vie de Chaplin. On refabrique de la continuité à partir de la discontinuité.

FM. Par le montage dont vous parlez, mais aussi par la force des nouveaux outils du temps réel, le plus intime et le plus « naturel », la voix et la présence se combinent aujourd’hui à l’artifice : transformation, changement de l’expression, devenir animal d’une voix, mixage avec une voix d’archive… Le visible et l’expressif se mêlent, cette incarnation utilisant l’arsenal technologique n’est certes pas « naturelle » mais d’une puissance infinie. Un horizon immense se dégage simultanément pour l’opéra, la danse, les arts visuels et même le cinéma.

BT. Mais ce chantier a été ouvert par les Grecs, par la tragédie déjà soutenue par l’artifice du masque. Présence, corps et technologie ne doivent pas être opposés. Aujourd’hui on twitte au Parlement. Qui aurait pu croire que l’Assemblée retrouve par la technologie l’une de ses fonctions originelles ? N’importe quel citoyen peut parler avec son député. Twitter « ré-auratise », réanime le Parlement. Et si le théâtre avait dû mourir à cause du cinéma, cela aurait dû arriver. Or le théâtre a tout avalé, tout l’appareillage, y compris la fonction du montage. Je considère toujours que l’appareil est à l’origine : le fameux déclin de l’aura par la technique est présent dès l’origine. Les deux lieux critiques, analysés par Walter Benjamin dans les années trente, le parlement et le théâtre désertés au profit de la radio, connaissent ainsi leur révolution et revitalisation par la technologie. Il n’y a aucune raison pour que le spectacle vivant ne soit pas contaminé par les effets colossaux de la technologie : transformation du corps et du métier de l’acteur, mise en crise de la notion d’auteur, de la distinction absolue entre émetteur et récepteur. Walter Benjamin fut visionnaire en tout. Son flâneur soumis aux multiples chocs de la ville, dont la vie est d’un bout à l’autre montage de moments hétérogènes, est aussi celui qui navigue dans les espaces virtuels. Plus d’un demi-siècle avant l’avènement d’internet, cette vision nous désignait.

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