Entretien avec Yan Maresz
Malgré un corpus resserré, il est pour beaucoup d’observateurs le compositeur français le plus remarquable de la génération qui commence désormais à prendre le pouvoir artistique et institutionnel en Europe – celle des Thomas Adès, Jörg Widmann, Matthias Pintscher. Bien que doué d’un talent remarqué pour les idiomes musicaux les plus porteurs d’audience, il se consacre à l’art savant, celui des vocabulaires et des syntaxes les plus exigeantes. Si son écriture adopte un style sophistiqué, nourri des recherches les plus en pointe sur les enjeux du moment de son art (notamment l’orchestration), sa plume n’en est pas sèche pour autant, ni sa pratique au quotidien sans générosité : il est un transmetteur, un enseignant de premier ordre, recherché à la fois par les écoles d’art et les cursus de pré-professionnalisation.
Les traits pérennes que l’on retrouve dans ses œuvres (virtuosité des figures, éclat des harmonies, rebond des rythmes) n’obèrent pas le refus du sur-place stylistique, une poétique en mouvement qui confère à chaque pièce un parfum de prototype. Les flamboyances des « harmonies timbre » de l’orchestrateur-né, qui suffiraient à elles seules à assurer un halo flatteur à ses pièces, n’affaiblissent pas la quête d’un souci formel constant, la prise de risque compositionnelle. Ces quelques paradoxes, sans caractère exhaustif, dessinent, on l’aura certainement reconnu, un premier portrait de Yan Maresz, le compositeur de Metallics, la pièce emblématique des années 1990 de l’Ircam, des Zigzag Etudes pour orchestre ou encore d’une musique d’accompagnement pour le film de René Clair Paris qui dort.
Figure pivot de notre jeune modernité, Yan Maresz n’en est pas moins d’une absolue discrétion : une quasi-absence de commentaires sur son œuvre, peu d’entretiens publics et publiés, une ponctuation rare par le verbe d’une production musicale jalonnée pourtant de grandes réussites et arpentée avec gourmandise par de nombreux interprètes. Saisissons donc l’opportunité unique de la création d’une nouvelle pièce pour ensemble et électronique par Musikfabrik dirigé par Peter Rundel lors de l’édition 2013 du festival ManiFeste pour mieux approcher les enjeux qui animent son œuvre et sa personnalité.
Votre corpus est actuellement dans ce que les musicologues ont coutume d’appeler la phase de maturité, après les fulgurances de vos premiers opus et la confirmation de votre talent par des pièces d’ensemble et d’orchestres réputées. Cela se traduit désormais par une très forte attente à chacune de vos créations. Cette attente influence-t-elle d’une certaine manière vos choix (le type d’oeuvre, le choix de la formation ou du/des soliste/s) ou bien avez-vous réussi ces dernières années à résister à cette pression ?
Yan Maresz. Il y a deux aspects. D’abord j’ai toujours rêvé d’être un compositeur prolixe, qui écrirait avec facilité, et j’ai d’ailleurs commencé la composition un petit peu comme cela, quand je suis passé du jazz à l’apprentissage de l’écriture. C’est une chose que je peux faire si je ne me pose aucune question sur le langage musical ou les recherches que je veux mener. À partir de là survient le problème de savoir s’il faut composer énormément ou composer tout simplement lorsque l’on a quelque chose à dire… J’ai un jugement assez sévère envers moi-même qui fait que j’ai tendance à produire peu… Mais c’est en réalité beaucoup d’écriture et peu de choix définitifs.
Plus une nécessité intérieure donc qu’une réaction à un jugement extérieur que vous intégreriez…
Y.M. Le jugement extérieur n’est jamais rentré en ligne de compte, d’autant que celui-ci a toujours été plutôt favorable. Je ne peux donc pas dire que je me pose des questions sur mon travail parce qu’il est reçu comme ceci ou comme cela ; c’est vraiment par rapport à moi-même que cela se passe, c’est quelque chose de très intime en réalité.
Et en définitive, le problème est bien de toujours se demander si l’on peut faire mieux. Je ne recycle pas les mêmes trouvailles ; Il y aura bien ici ou là des formules que je vais travailler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à en tirer, c’est une possibilité, mais en général je ne me répète pas. Pour ne parler que des œuvres avec électronique réalisées à l’Ircam, il serait bien difficile de trouver des points communs entre Metallics, Sul segno et Paris qui dort.
Est-ce pour cette raison que vous avez exploré des genres qui ont été beaucoup moins exploités de façon spontanée par vos collègues, la musique d’accompagnement de film muet par exemple.
Y.M. Je trouve cet espace intéressant. N’étant pas quelqu’un qui écrit pour la scène mis à part quelques spectacles pour la danse, je vais me tourner vers des formes ou des projets qui vont se rapprocher le plus possible de cette sensation-là, ou en tout cas d’un croisement entre disciplines. « La musique et l’image » est quelque chose qui m’attire énormément dans ce sens, et j’ai l’impression de pouvoir toucher un public avec lequel je suis pour le coup en phase, celui du cinéma, qui est probablement sous-exploité pour nos musiques. Mais cela n’est vraiment pas de notre faute. Il est en réalité bien difficile de trouver des gens vraiment intéressés par la création musicale contemporaine dans le cinéma et les arts plastiques. Le film muet est une manière de s’approcher de cela, en espérant dans le futur un projet sur un matériau cinématographique contemporain.
Et ce sont un peu des catalyseurs, des aides pour dépasser le seul stade de la résolution de problème et du questionnement du matériau ?
Y.M. Bien sûr, et d’ailleurs je me suis toujours senti beaucoup plus libre dans les formes collectives, c’est là où finalement on peut lever un peu plus le pied sur cette exigence, et se mettre au service d’un projet artistique qui a des facettes pour lesquelles il faut accepter une certaine souplesse.
Vous nous avez habitués jusqu’à présent à un renouvellement quasi constant, à une remise en cause perpétuelle. Jamais vous ne gelez vos habitudes. Qu’en est-il dans la pièce pour ensemble et électronique qui sera créée lors du prochain festival ManiFeste de l’Ircam ? Le projet était-il clair dès sa gestation ou bien êtes-vous en train de le piloter en direct ?
Y.M. Il y a un petit peu des deux. Le projet était clair depuis longtemps pour la simple raison qu’il fait appel aux nouvelles technologies et plus spécifiquement aux outils développés à l’Ircam, et que j’ai travaillé plusieurs fois sur cette idée. Cette dernière a cependant pris des années pour se concrétiser car nous nous sommes heurtés pendant longtemps à un problème de puissance des machines.
Au cœur du projet se trouve un concept d’interaction avec l’électronique dans le cadre de la musique pour ensemble. Alors, effectivement, on pourra pointer une idée qui n’est pas nouvelle, à savoir la relation à l’informatique dans le cadre précis de cette pièce ; par contre, pour ce qui est de la composition elle-même, il y a une forme de renouvellement puisque je travaille sur quelque chose que je n’ai jamais fait auparavant : une musique sans « figures ». Je travaille réellement sur le « ripieno », à savoir un organisme où il est difficile de distinguer tout ce qui fait la variation dans l’écoute de l’articulation musicale (des suspensions, un solo, etc.).
La musique est donc pensée en terme de blocs, et on peut imaginer l’ensemble comme un corps unique, multicouleurs, dans lequel nous prélevons « en bloc » avec l’informatique pour créer la partie électronique. Cela a des incidences sur l’écriture, beaucoup moins détaillée en termes instrumentaux que celle que j’aurais pu déployer auparavant par exemple.
En réalité tout cela vise à laisser la place à la partie électronique. Très souvent, en effet, quand on écrit pour un ensemble plus large avec de l’électronique, on se retrouve « coincé » car l’espace sonore est déjà saturé de couleurs et d’informations ; on a alors tendance avec l’électronique à colorer « par-dessus ». C’est sans doute pour cette raison qu’on critique souvent cette électronique qui suit et qui rajoute des petites touches d’orchestration. Ici, il s’agira a contrario d’une électronique réellement pensée structurellement dans et avec l’ensemble.
C’est un véritable enjeu, et il a fallu développer toutes les technologies et outils dont nous avions besoin pour y faire face. Nous voulions que l’informatique en temps réel ait une place de choix et qu’on l’entende pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une partie électronique et non pas la transformation de quelque chose qui se passe sur scène ; nous désirions qu’elle soit vraiment une partie autonome en constante interaction avec l’écriture pour ensemble. Les deux sont pensés de concert.
Plus précisément, quels types de travaux de recherche de l’Ircam sont ici concernés ?
Y.M. L’idée de départ était de pouvoir passer du timbre au rythme à l’aide de la synthèse sonore. Cela fait longtemps, depuis les Zigzag Etudes, que je cherche à penser et à formaliser le rythme comme étant une conséquence des fréquences et inversement. Mais dans ce cas, les structures rythmiques elles-mêmes sont aussi générées par ces principes ; les hauteurs qui constituent un accord contiennent en leur sein des informations qui peuvent représenter des périodicités, des pulsations.
Nous utilisons des outils informatiques pour analyser le son et le transformer en couches rythmiques, donc cela fabrique des polyrythmies très complexes qu’il faut ensuite dessiner et travailler au même titre que le son lui-même ou un objet plastique. Quand on étudie la vie d’un simple partiel dans un sonagramme, on voit bien d’ailleurs que ce partiel n’est jamais stable, qu’il y a une sorte de vie intérieure, des petites variations, des petits mouvements… Nous recréons les conditions de ces petits mouvements, c’est l’aspect de la synthèse.
Mais il faut bien voir qu’il s’agit d’une synthèse écrite comme un ensemble de réactions à une intention sonore : je ne veux pas la prédire complètement à chaque fois, elle sera différente à chaque fois, même si j’en définis et connais le cadre. Je mets les limites et je demande à l’ordinateur de fabriquer cette partie électronique en fonction de barrières à l’intérieur desquelles il y a une certaine souplesse. Il y aura des incidences sur le tempo, et sur de nombreux événements qui vont être en interaction avec la machine. Pour répondre à votre question, ce n’est donc à proprement parler pas tant une problématique de recherche qu’un problème de développement et de programmation.